CHAPITRE X - Les signes de piste de Mario
Dans la forge, les enfants actionnèrent les soufflets et regardèrent avec intérêt Jacques qui façonnait les fers; ses gestes étaient précis et rapides; c'était un plaisir de le regarder travailler.
« Vous écoutiez les histoires de grand-père, dit le jeune homme. Il n'a plus que ça à faire maintenant : rester assis et se rappeler ses vieux souvenirs; mais dans son jeune temps, il était bien plus adroit que moi. Là… voilà le dernier fer. Reste tranquille, Marquise! »
Les cinq enfants reprirent bientôt le chemin du retour.
La matinée était délicieuse et des boutons d'or fleurissaient les talus le long de la route.
« Que c'est joli, dit Annie en cueillant deux ou trois fleurs pour les épingler sur son chemisier. On dirait des émaux; les bijoutiers ne peuvent rien faire de plus beau.
— Quelle drôle d'histoire nous a racontée ce vieillard, dit François. Son récit était très pittoresque.
— Je n'ai plus du tout envie d'aller dans la lande, remarqua Annie.
— Poltronne! s'écria Claude d'un ton moqueur. Tout cela est si vieux! Je me demande si les gitans que nous avons vus pensent encore à ces événements. C'est peut-être leurs arrière-grands-pères qui ont tué les Barthe.
— Le père de Mario a l'air assez sournois pour exécuter un crime de ce genre, renchérit Paule. Essayons de les rejoindre. Nous verrons si nous pouvons déchiffrer les signes que Mario a promis à Claude de laisser.
— Excellente idée, dit François. Nous irons cet après-midi. Dites donc, quelle heure est-il? J'ai peur que nous ne soyons en retard pour le déjeuner. »
Ils consultèrent leurs montres.
« Oui, nous sommes en retard, dit Michel.
— Nous le sommes souvent quand nous revenons de la forge, déclara Claude. Tant pis… Je parie que Mme Girard a laissé notre part au chaud. »
Et Claude ne se trompait pas. Le navarin de mouton était d'autant plus succulent qu'il avait longtemps mijoté au coin du feu; une tarte aux abricots complétait le repas. Chère Mme Girard !
« Petites, je vous demanderai de faire la vaisselle, dit-elle. Je n'aurai vraiment pas le temps.
— François et Michel peuvent bien nous aider, protesta Claude.
— Je me charge de la vaisselle, déclara Annie. Vous autres, les quatre garçons, allez dans les écuries. »
Mick lui donna une petite tape.
« Tu sais que nous partagerons la corvée. J'essuierai les assiettes. Je n'aime pas tremper les mains dans la bassine.
— Pouvons-nous aller dans la lande cet après- midi? demanda Claude.
— Oui, bien sûr. Mais si vous voulez emporter votre goûter, préparez-le vous-même, dit Mme Girard. J'emmène les petits en promenade; il faut que nous partions tout de suite. »
A trois heures, tout était prêt, y compris le goûter. Ils sautèrent en selle, et en route !
« Il me tarde de voir si nous savons déchiffrer les signes de piste des gitans, dit Claude. Dagobert, ne cours pas après tous les lapins que tu sentiras; je te préviens, nous ne t'attendrons pas! »
Ils se rendirent d'abord à l'ancien camp des bohémiens et suivirent la marque des roues. Cinq roulottes ne se déplacent pas sans laisser des traces de leur passage.
« Ils se sont arrêtés là, dit Mick en montrant des cendres éteintes. Nous trouverons bientôt un message. »
Ce fut Claude qui le découvrit.
« Là, derrière cet arbre, cria-t-elle. A l'abri du vent. »
Ils mirent pied à terre et se groupèrent autour de Claude. Le signe de piste était bel et bien là. Une croix dont le long bâton indiquait la direction à prendre. Une autre baguette montrait qu'une roulotte était passée, et, à côté, deux feuilles, une grande et une petite, recouvertes de petits cailloux.
« Que veulent dire ces feuilles? Ah! oui, Mario et son chien, dit Michel. Eh bien, nous sommes sur la bonne voie. Le feu éteint d'ailleurs nous l'avait prouvé. »
Ils remontèrent à cheval et partirent. D'autres signes de piste les guidèrent. Une seule fois ils furent dans l'embarras et ne surent de quel côté se diriger. Ils firent halte sous deux arbres isolés.
« La bruyère est si épaisse qu'elle n'a gardé aucune trace », dit François qui mit pied à terre pour jeter un regard autour de lui. Non, il n'y avait absolument rien. « Allons plus loin, dit-il. Nous trouverons peut-être les cendres d'un feu. »
Mais cet espoir fut déçu et ils finirent par s'arrêter, tout à fait désorientés.
« Et maintenant où aller? demanda Mick. Nous ne sommes pas de bons gitans.
— Retournons à ces deux arbres là-bas, proposa Claude. On les aperçoit encore. Puisqu'il est si facile de perdre son chemin ici, Mario a laissé un signe de piste quelque part, j'en suis sûre! »
Ils suivirent ce conseil et Paule aperçut le signe de piste entre les arbres, à l'abri du vent.
« Voilà la croix, la branche et les feuilles, dit-elle. Regardez, le long bâton de la croix est tourné du côté de l'est… et nous, nous allions vers le nord. Nous ne risquions pas d'atteindre le but! »
Ils changèrent de direction et bientôt ils relevèrent des traces du passage des roulottes, des rameaux arrachés aux buissons, une ornière creusée dans le sol.
« Nous sommes sur la bonne voie, dit François. Ce qui prouve qu'il ne faut jamais se décourager. »
Après avoir cheminé pendant deux heures, ils se sentirent l'estomac dans les talons et s'assirent pour goûter à l'ombre d'un bouquet de bouleaux qui abritaient des touffes de primevères. Dagobert hésita un moment : irait-il à la chasse aux lapins ou resterait-il pour partager les provisions de ses amis? Incapable de faire un choix, il courut quelques minutes après un gibier imaginaire et revint mendier une tartine.
« Je voudrais bien savoir ce que Dagobert n'aime pas afin de l'emporter la prochaine fois, dit Paule. Aujourd'hui nous avons du pain beurré, du saucisson, du gruyère et du chocolat; c'est lui qui avale tout.
— A t'entendre, Paulette, on croirait que Dagobert est un glouton, répliqua Claude; personne ne te demande de lui donner ta part. Je suis là pour nourrir mon chien.
— Voyons, Claude, chuchota Michel à son oreille.
— Excuse-moi, Claude, dit Paule en riant. Quand il se place devant moi et me regarde de cet air suppliant, je ne peux rien lui refuser.
— Ouah! ouah! » approuva Dagobert, et il s'assit devant Paule, la langue pendante et le regard fixé sur elle.
« Il m'hypnotise, dit Paule. Appelle-le, Claude; je ne pourrai pas garder une bouchée pour moi. Va mendier ailleurs, Dagobert, tu seras gentil ! »
François regarda sa montre.
« Ne perdons pas trop de temps, dit-il. Je sais bien que les jours sont longs, mais nous n'avons pas encore atteint le camp des bohémiens et après il faudra retourner à la ferme. Si nous repartions tout de suite? »
Tout le monde fut d'accord et ils se remirent en selle. Maintenant ils n'avaient plus aucune difficulté à suivre les gitans; le sol était devenu très sablonneux et avait gardé les traces des roues.
« Miséricorde! Si nous continuons à aller vers l'est, nous arriverons au bord de la mer, s'écria Michel.
— Oh! non, elle est encore à plusieurs kilomètres, protesta François. Tiens… Vois cette petite colline là-bas. C'est la première fois que nous apercevons une élévation de terrain dans cette plaine. »
Les empreintes se dirigeaient vers la petite colline qui, à mesure qu'ils s'en approchaient, grandissait à vue d'œil.
« Je parie que les roulottes sont là-bas, dit Claude. Elles seraient à l'abri du vent de la mer. Il me semble que j'en vois une. »
Claude ne se trompait pas; les roulottes étaient là. Leurs couleurs éclatantes permettaient de les voir de loin.
« Les femmes ont déjà fait la lessive et étendu le linge, remarqua Annie.
— Allons demander si Pompon va bien, dit François. Ce sera une excellente entrée en matière. »
Ils mirent les chevaux au petit galop. Quatre ou cinq hommes, alertés par le bruit des sabots, s'avancèrent. Ils étaient silencieux et rébarbatifs. Mario arriva en courant et cria :
« Bonjour! Pompon va bien. Il est tout à fait guéri. »
Son père lui donna une bourrade et lui adressa quelques mots, d'un ton irrité. Le petit garçon disparut sous la roulotte la plus proche. François s approcha.
« Je suis content que Pompon soit guéri, dit-il. Où est-il?
— Là-bas, répondit Castelli avec un geste de la tête. Il est inutile que vous le regardiez. II va tout à fait bien.
— Bon, bon. Je ne vais pas vous l'enlever, dit François. Vous avez choisi une bonne place, bien à l'abri. Combien de temps restez-vous?
— Qu'est-ce que ça peut vous faire? demanda un vieux gitan d un ton désagréable.
— Rien, dit François surpris. Je le demandais simplement par politesse.
— Comment vous procurez-vous de l'eau? interrogea Claude. Vous avez une source par ici? »
Elle n'obtint pas de réponse. D'autres gitans avaient rejoint les premiers, accompagnés de roquets qui grognaient. Dagobert commençait à montrer les dents.
« Vous feriez mieux de partir avant que nos chiens sautent sur vous, conseilla Castelli farouche et les sourcils froncés.
— Où est Flop? » demanda Claude qui aurait aimé revoir le petit chien savant. Mais elle n'eut pas de réponse et les trois roquets, à l'improviste, attaquèrent Dagobert. Ils se jetèrent sur lui et bien qu'il fût plus grand et plus vigoureux, il faillit succomber sous le nombre.
« Rappelez vos chiens! » cria François, car Claude sautait à terre pour aider Dagobert et elle risquait d'être mordue. « M'entendez-vous? Rappelez vos chiens! »
Castelli siffla. A regret, les trois roquets abandonnèrent Dagobert et retournèrent à leurs maîtres, la queue entre les jambes. Claude avait atteint Dagobert et passait la main dans son collier pour l'empêcher de poursuivre ses agresseurs.
« Remonte sur ton cheval, siffle Dagobert et partons », cria François qui jugeait inquiétants ces hommes silencieux et farouches. Claude obéit. Dagobert la suivit et tous s'éloignèrent de ce camp inhospitalier.
Les gitans les regardèrent partir sans un mot.
« Qu'est-ce qu'il leur prend? demanda Mick surpris. Ils devaient faire cette tête quand ils complotaient de se débarrasser des Barthe.
— Oh! je t'en prie, tais-toi, s'écria Annie. Ils manigancent tout ce qu'ils veulent dans ce désert. Ils sont effrayants. Je ne veux plus les revoir.
— Ils croyaient que nous venions les espionner, dit Michel. C'est tout. Pauvre Mario… Je le plains de tout mon cœur.
— Nous n'avons pas pu lui dire que nous avons utilisé ses signes de piste, dit Claude. Et après tout, ils ne nous ont mené à rien, pas même à une aventure. »
Etait-ce bien vrai? François et Michel s interrogèrent du regard. Ils l'ignoraient. L'avenir le leur apprendrait.